Le stade de Wembley, à Londres, est plein à craquer ce 31 octobre 1925. Albert, duc de York et futur roi George VI, s’avance nerveusement vers le micro. Il doit prononcer le discours de clôture de l’Exposition de l’Empire britannique. Une prise de parole retransmise sur les ondes. Alors que la foule lui prête une oreille attentive, le fils cadet du roi George V bute sur les premiers mots. Un malaise s’installe. Pendant de longues minutes, chaque phrase de son discours est, pour lui, un supplice.
La raison d’un tel calvaire ? Le jeune duc souffre d’un bégaiement depuis son enfance. L’humiliation est totale. Cette anecdote est la scène d’ouverture du film Le Discours d’un roi (2010) qui raconte la relation entre Albert et Lionel Logue (1880-1953), un orthophoniste australien qui aida le souverain à surmonter son handicap et à devenir, durant la Seconde Guerre mondiale, ce grand monarque qui sut trouver les mots pour mobiliser son peuple.
Lionel Logue, un orthophoniste connu pour son travail auprès des anciens combattants de la Grande Guerre
Qui était cet orthophoniste et comment s’est-il retrouvé au cœur de la Couronne ? Le film prend quelques liberté avec la réalité. Mais les fiches médicales et notes personnelles de ce thérapeute atypique aident à mieux cerner le rôle de celui qui fut considéré comme le sauveur de la monarchie britannique. Ce spécialiste en élocution, né en 1880 à Adélaïde, en Australie, et installé à Londres en 1924 pour y faire fortune, tenait un cabinet au 146, Harley Street, dans le quartier de la City.
Connu pour ses traitements sur les troubles de la parole d’anciens combattants de la Grande Guerre, il proposa aussi son aide à des enfants bègues scolarisés. En 1926, il reçut la visite surprise d’Elisabeth Bowes-Lyon, l’épouse d’Albert, future « Queen Mum » (reine mère), alors enceinte d’une fille : Elisabeth II. Depuis le désastre de Wembley, la duchesse d’York avait embauché plusieurs orthophonistes pour venir à bout du bégaiement de son mari. Sans succès. Logue accepta volontiers cette royale mission. Mais le duc de York, résigné, se montra réticent devant ce énième thérapeute.
Des traumatismes familiaux à la base du bégaiement de George VI
Leur première rencontre, le 10 octobre 1926, fut catastrophique. Lorsque l’Australien l’interrogea sur son enfance, Albert se braqua. Ecrasé par une figure paternelle autoritaire, dominé par son frère aîné David – le futur Edouard VIII –, endeuillé par la mort prématurée de son petit frère John (1905-1919) : l’orthophoniste comprit que ces traumatismes familiaux étaient la cause de son bégaiement. « Je peux vous soigner, mais il vous faudra fournir d’énormes efforts », lui dit-il.
Au fil des séances, Logue nota que le problème d’élocution de George VI avait commencé dès l’âge de 8 ans, et que ce mal empira en 1920, lorsqu’il acquit le titre de duc de York. Le journaliste du Sunday Times Peter Conradi, qui a consulté les fiches médicales, raconte dans The King’s Speech. How One Man Saved the British Monarchy (2010, non traduit) que l’orthophoniste effectua une fiche patient pour le moins sommaire : « Mental : assez normal. Tension nerveuse : aiguë. Physique : bien bâti, épaules solides, mais corps flasque », avait-il noté sur une petite carte. Il donna ensuite un traitement étonnant : des exercices vocaux d’une heure par jour afin de « mieux coordonner le larynx avec le diaphragme » ainsi qu’une séance de détente musculaire pour « réduire les spasmes ».
Les méthodes de Lionel Logue sont jugées peu orthodoxes
Parmi les soins, la lecture répétée de « tongues twisters », des phrases difficiles à prononcer telles que « I have a sieve full of sifted thistles and a sieve full of unsifted thistles, because I am a thistle sifter », dont l’équivalent en France serait « un chasseur sachant chasser sans son chien est un chasseur qui sait chasser ». Des méthodes jugées à l’époque peu orthodoxes. « Il était un pionnier car l’étude des troubles du langage n’en était qu’à ses balbutiements », explique l’orthophoniste australienne Caroline Bowen, auteur de On the trail of Lionel Logue : One SLP’s excellent adventure (2011, non traduit).
Le journal de Logue révèle qu’entre octobre 1926 et décembre 1927, ils n’eurent pas moins de quatre-vingt-deux rendez-vous de travail. Et les premiers résultats se firent ressentir. Les rencontres s’espacèrent peu à peu, mais la relation entre les deux hommes s’intensifia après l’intronisation d’Albert, en décembre 1936. Celui-ci prit le nom de George VI après l’abdication surprise de son frère aîné Edouard VIII. La guerre rapprocha ensuite encore un peu plus le souverain et son thérapeute.
Un discours parfait pour déclarer la guerre à l’Allemagne nazie
Lorsque George VI s’adressa, devant le micro de la BBC, au royaume et à l’empire, le 3 septembre 1939, pour déclarer la guerre à l’Allemagne nazie, il fit un discours parfait de 9 minutes. Il faut dire qu’en coulisses, Logue avait pris soin de supprimer, dans le texte, certaines lettres comme le « g » ou le « k » qui donnaient à Sa Majesté des sueurs froides. « Nous vaincrons ! » conclut le roi. De même qu’il avait vaincu son bégaiement… Durant le conflit, l’orthophoniste fut convoqué des dizaines de fois au château de Windsor et dans la résidence de Sandringham pour aider le roi à se préparer aux traditionnels vœux radiophoniques de Noël. Chaque année, George VI montrait des progrès. Mais lors de son discours du 24 décembre 1944, il marqua un temps d’arrêt devant la lettre « w ». Le thérapeute s’en étonna. Et le monarque de lui répondre. « Il fallait bien que je bute sur quelques mots pour qu’ils sachent que c’était moi ! »
Après la guerre, Lionel Logue fondera, avec l’appui du souverain, le Royal College of Speech Therapy, à Londres, donnant ses lettres de noblesse à l’orthophonie. Quant au roi, alors qu’il fumait pour « détendre son larynx », il fut emporté en 1952 par un cancer des poumons à l’âge de 56 ans, laissant le trône à sa fille, Elisabeth. La reine mère envoya alors une missive à l’Australien : « Je vous serai à jamais reconnaissante de tout ce que vous avez fait pour lui. » L’orthophoniste mourut un an plus tard. Comblé d’avoir pu aider la Couronne à se faire entendre.